Sunday, 5 January 2014

«Nymphomaniac»: la chair est violente, la chair est triste

Charlotte Gainsbourg retrouve Lars von Trier pour la troisième fois. Et campe une sombre et solitaire nymphomaniaque. Entretien.


Photo D.R.
Plus que jamais, avec Nymphomaniac , le troisième film qu’elle tourne devant la caméra de Lars von Trier, Charlotte Gainsbourg affirme son talent, sa personnalité, ses audaces, ses singularités, et ce charme fou qui agit comme l’un des plus puissants aphrodisiaques de la cinéphilie d’aujourd’hui. Tout cela sans jamais renier les traces de ses parents.

Gageons que Serge Gainsbourg aurait aimé le cinéma romantique et sadomasochiste, passionnel et supplicié, « physique et sans issue » de von Trier, lui qui vénérait les peintures d’extase et d’agonie d’Andrea Mantegna. Gageons aussi que Charlotte, mutilée et nue dans son rôle de Joe, aura eu une pensée pour celui de Johnny, campé en 1976 par sa mère Jane Birkin, dans Je t’aime moi non plus , réalisé par Serge.
Nous l’avons rencontrée à Copenhague, une petite semaine avant la mort accidentelle de sa demi-sœur Kate.
C’est votre troisième film avec Lars, depuis « Antichrist » et après aussi « Melancholia ». Comment avez-vous vu évoluer votre relation artistique ?
Je ne sais pas si on peut parler d’évolution tant les projets sont différents les uns des autres. Lorsque je l’ai rencontré sur « Antichrist », il n’était pas au mieux, très vulnérable, plein d’anxiété. Il allait beaucoup mieux sur « Melancholia ». Sur « Nymphomaniac », dont les scènes pouvaient être si extrêmes, il a compris que j’aurais besoin de son aide. Et il m’a aidée, et tendu la main. Ce n’était pas un film facile à faire. Tout est alors, et plus que jamais ici, une question de confiance. Mais je lui avais fait confiance dès le premier jour sur « Antichrist ». Je n’ai jamais eu le moindre doute sur ses intentions. Je crois qu’avec ce film, il sait vraiment tout de moi. Physiquement, intellectuellement. Alors que je ne peux pas en dire autant de lui. Il reste très mystérieux et imprévisible, pour moi. Ce que j’aime.
Y a-t-il quelque chose qui vous rend proche du personnage de Joe ?
Non, je ne me sens pas si proche d’elle. J’ai beaucoup d’empathie pour elle. Je l’aime beaucoup. Mais nous sommes tant différentes, elle et moi, par tant d’aspects. Elle a une sorte de cynisme et de noirceur en elle qui ne m’appartiennent pas. Je vois Joe beaucoup plus proche de ce que j’imagine de Lars. Je vois Lars à la fois dans le personnage de Joe et dans celui de Seligman, au cœur de ces contradictions. Ce duo, c’est un peu la dualité de Lars.
Avez-vous fait des recherches sur la psychologie des nymphomaniaques ?
Non. Lars l’a fait. Il en a rencontré quelques-unes. Et ce qui l’a le plus frappé, c’était leur désespoir. Il a vu des femmes totalement détruites, souffrantes, incapables d’en avoir jamais assez et organisant leur vie autour de cette impossibilité d’être jamais rassasiées. Alors que dans ma tête, une nymphomaniaque était quelqu’un qui s’éclate dans la jouissance du sexe.
Joe se considère comme une nymphomaniaque, mais réfute radicalement l’image de la « sex addict ». Pourquoi ?
Sans doute parce qu’elle comprend qu’elle ne peut pas faire partie de la société. Qu’elle n’a pas de morale. Qu’elle est dans le combat contre autrui, et particulièrement contre les thérapeutes qui proposent de la guérir de ses appétits sexuels. Joe est une rebelle. L’addiction renvoie à quelque chose de très négatif, qu’il faut réprimer. La nymphomanie davantage à un pouvoir et à une affirmation de soi.
De quoi parle « Nymphomaniac », dans votre esprit ?
D’une femme qui essaie de persuader un homme, Seligman, tout l’opposé d’elle, qu’elle est une mauvaise personne, blâmable et pleine de péchés. Ce qu’elle n’est peut-être pas autant qu’elle le croit. A un moment, elle dit : « Peut-être que j’attends trop, et bien plus que les autres, du coucher de soleil. » Ça la représente bien.
De temps en temps, von Trier injecte dans ses tragédies une subite dose d’humour. Ça ressemble à l’homme qu’il est ?
Le film possède beaucoup d’humour, et c’est cela aussi qui contribue à sa singularité. Et, oui, l’un des éléments qui caractérisent Lars est certainement son humour.
Comment avez-vous abordé les scènes d’humiliations ?
Un peu embarrassée. Mais je suis à la fois heureuse de les avoir faites. L’embarras fait partie de l’ensemble de la démarche. Et il faut prendre l’ensemble. Or j’ai eu du plaisir à jouer cela (elle rit). Maintenant, les fesses que l’on voit ne sont pas les miennes. Pas plus que le vagin. C’est assez étrange, d’ailleurs, dans un sens, que cette si grande intimité soit campée par quelqu’un d’autre. Mais j’étais déjà passée par là dans « Antichrist ». Stacy (Martin) est plus exposée que moi, sur « Nymphomaniac ».
La question d’aller aussi loin au cinéma dans l’intimité, quand on est une maman comme vous, fait-elle partie des questions complexes que vous avez à résoudre ?
Oui, sans doute, et ça peut paraître égoïste pour l’actrice que je suis. Mais je suis passée par là moi-même, c’est une question à laquelle j’ai été confrontée quand j’étais une enfant et que mes parents tournaient « Je t’aime moi non plus », par exemple, et qui était un film très choquant, à l’époque. Même si je n’avais pas vu le film à l’époque. Ma mère a fait d’autres choses de ce type. Mais cela ne m’a jamais endommagée, si je puis dire. Je comprenais ce qu’elle faisait. De toute façon, quoi que mes parents fassent à l’époque, à l’école je portais en quelque sorte leur célébrité. Bon, aujourd’hui à l’ère d’internet, c’est peut-être plus malveillant… J’espère que cela ne fait pas de dégâts, bien sûr. C’est une question importante. Si cela en faisait trop, sans doute devrais-je changer de métier…
Avez-vous parlé avec votre mère de son travail sur « Je t’aime moi non plus », pour aborder « Nymphomaniac » ?
Non, je l’avais fait sur « Antichrist ». J’ai eu un grand besoin, à l’époque, de lui parler beaucoup, et de m’amuser avec elle. Sur ce film-ci, je l’ai surtout consultée sur mon niveau d’anglais, qui est OK mais pas parfait… or il y a tant de dialogues dans « Nymphomaniac ». Je lui ai demandé pas mal de choses sur la prononciation de certains mots.
Le film va provoquer beaucoup de réactions, sans doute très controversées. Y êtes-vous préparée ?
Vous n’êtes jamais préparée, non. Mais je sais très bien ce que j’ai fait, et je suis très fière du film.

No comments:

Post a Comment

Pages 251234 »